La troisième édition de la triennale Intersections vient de s’installer pour tout l’été sur la jolie ville de Tournai. Quatre expositions et un parcours urbain à découvrir au gré du vent qui fait ondoyer des œuvres perchées sur les flancs de l’Escaut. Et puis une foule d’instants qui promettent d’émailler ce rendez-vous témoin de la grande sagacité des plasticiens de notre territoire.
Aux Intersections, il y a un mélange doux et piquant, qui dose judicieusement art actuel et mémoire, rêverie et engagement, poésie et prise de conscience, étendues ouvertes et frontières figées.
C’est le pari ambitieux de la triennale, un tête-à-tête entre patrimoine et art contemporain. Une intention basée sur le constat qu’à la belle saison, il était nécessaire de créer à Tournai, un moment où convergeraient les publics sensibles au patrimoine et les amateurs d’art actuel. Aucun doute à ce sujet, chacun pourra emporter avec lui, en quittant les sentiers tracés par l’équipe d’Intersections, des images, des sensations, des questionnements qu’il continuera de distiller pour nourrir un monde intérieur, plus inclusif, plus juste, plus humain tout simplement.
« Border » : fil rouge de la triennale
Pour démarrer le cheminement, il y a en préambule, une réflexion, parfaitement mise en mots par l’auteure Caroline Lamarche.
« Border », en français, signifie à la fois limiter, entourer et garnir. Le drap du lit de l’enfant, l’ourlet d’une nappe, les berges d’une rivière, le périmètre d’un jardin. « Border », en anglais, désigne la frontière, la limite. Si la graphie en est la même, son énonciation est plus sauvage, plus fermée, là où le verbe « border », en français, est ouvert, le son final étirant les lèvres en un sourire aimable. » Caroline Lamarche. (2022). Territoire de la Beauté.
Tout au long de ce lien dévidé entre les lieux d’interventions d’Intersections, on navigue et on appréhende un monde multiple, beau et cruel à la fois. Nous glissons sur les faisceaux que nous révèlent les artistes autour du terme « border ».
Au Carillon
Le périple débute au pied du « Carillon » et dès que l’on en franchit les portes, on découvre avec étonnement les vestiges de l’ancienne brasserie commandée à l’architecte Henri Lacoste, et notamment ses monumentales et burlesques fresques murales qui retracent l’épopée d’une bière locale, en écorchant au passage les autorités communales.
Les murs du rez-de-chaussée (qui était un restaurant jusqu’en 2018) sont aussi parés des pavillons de l’expérience « Road of Change », Vlaggenproject du SMAK qui personnifient et symbolisent les citoyens en exil croisés par quinze jeunes Belges, partis à la rencontre d’associations d’aide aux réfugiés en 2019.
Au premier étage, on pénètre dans l’ancienne salle des fêtes dont on vient de mettre au jour les magnifiques décors muraux aux motifs géométriques Art Deco. Ici tout n’est que couleur et lumière, on chemine vers le balcon de l’édifice, en foulant des tapis de dalles aux couleurs panachées.
C’est dans cette sorte d’antichambre, enclave éclatante de liberté que sont rassemblées les lithographies du projet du « Grand Large – Territoire de la pensée », éditées par Bruno Robbe et Daniel Dutrieux. Un ensemble initialement développé dans le cadre de « Mons, Capitale européenne de la Culture » en 2015, complété pour Intersections par les propositions de Priscilla Beccari et Emmanuel Bayon (avec le soutien de notre Secteur des Arts plastiques).
Chaque lithographie fixée et présentée est déclinée en drapeaux qui s’agitent ici ou ailleurs dans Tournai pour présenter les « territoires de pensée » de Mohammed Alani, Robert Barry, Emmanuel Bayon, Boris Beaucarne, Priscilla Beccari, Jean Sylvain Bieth, Jean-Marc Bustamante, Charley Case, Jacques Charlier, Thomas A Clark, Brigitte Closset, François Curlet, Édith Dekyndt, Luc Deleu, Peter Downsbrough, Daniel Dutrieux, Francis Edeline, Jot Fau, Benoit Felix, Peter Fend, Michel François, John Furnival, Teun Hocks, Pierre Houcmant, Joël Hubaut, Damien Hustinx, Babis Kandilaptis, Costa Lefkochir, Michel Leonardi, Sol LeWitt, Jacques Lizène, Emilio López-Menchero, Patrick Merckaert, Pieter Laurens Mol, Jean-Marie Mahieu, Benjamin Monti, Jean-François Octave, Pol Piérart, Léopold Plomteux, Jean-Pierre Ransonnet, Roger Raveel, Sam Samore, Françoise Schein, Jose Maria Sicilia, Peter Stampfli, Walter Swennen, David Tremlett, Guy Vandeloise, Hendri van der Putten, Benoît Van Innis, Ben Vautier, Angel Vergara, Bernard Villers, Lawrence Weiner et Léon Wuidar.
En tournant le dos à cette salle, on quitte également la flamboyante grand place tournaisienne pour un instant, et on est projeté de l’autre côté du détroit de Gibraltar et vers le moyen-orient, leur désolation. En cheminant de palier en palier vers le sommet de la tour, qui a pourtant résisté aux bombardements de la seconde guerre mondiale, des chaussures des hommes, des femmes et d’enfants disparus lors de leurs vaines tentatives de s’extraire de la misère et de la guerre, nous accompagnent. Des pantoufles estampillées « made in Syria », parfois minuscules, collectées avec soin par Sofhie Mavroudis sur les plages de Rhodes pour désinvisibiliser tous ces êtres humains qui n’ont même pas eu droit à une sépulture.
Lors de l’ascension, les installations d’une grande force donnent aux lieux des airs de scènes de guerre. Une progression tendue, avec en apothéose les hirondelles clouées au sol de la plasticienne Sofhie Mavroudis, qui a bénéficié pour cette création de la première bourse aux artistes de la Province de Hainaut.
Le Carillon est un édifice aux arrêtes robustes et aux toitures de béton qui renferme un ensemble d’installations abordant de manière frontale la signification anglaise de « border », celle de la frontière. Ce substantif charrie les notions de barrières infranchissables, de territoires fermés, et toute l’obstruction occasionnée par les politiques migratoires des autorités européennes dans le sillage des attentats de Paris. C’est l’histoire récente d’une partie de l’humanité, rejetée à son agonie, livrée à elle-même au seuil hérissé de nos frontières. Embarquée sur des vaisseaux bien trop fragiles pour convoyer toute sa misère, elle se fracasse aux abords des côtes d’une Europe prétendument protectrice et bienveillante, dans l’indifférence générale.
Ce Carillon, à l’image des promesses de liberté, s’effrite de partout, il tombe en lambeaux et accueille avec beaucoup de justesse, les interventions de Mohammed Alani, Abdullah Al Hakawati, Darwin Chapelier, Alexia Creusen, Céline Cuvelier, Wilfried Dsainbayonne, Thomas Israël en collaboration avec Reza, Johanna de Tessières et Olivier Papegnies, Sébastien Laurent, Mathieu Pernot, Théo Romain, Oussama Tabti et Cathy Weyders.
Musée du Folklore et des Imaginaires
Autre escale de la triennale, le Musée du Folklore et des Imaginaires, planté à quelques centaines de mètres de la Grand Place, que l’on semble ne pouvoir rejoindre qu’en embarquant à bord d’une machine à remonter le temps. Savoureux conservatoire renfermant un ensemble disparate d’objets folkloriques et ethnographiques, le MuFlm dévoile au gré d’un parcours presque labyrinthique une formidable collection ayant trait à tous les aspects du quotidien de nos aïeuls : objets de dévotion, de tradition populaire, d’hygiène, de pratiques sportives, etc.
Pour la plus grande joie des petits et des grands, on observe vitrine après vitrine, la formidable propension de l’âme humaine, à donner corps aux inventions les plus diverses.
Terrain de jeu parfait pour les artistes invités à intervenir ici : Emmanuel Bayon, Mohammed Alani, Christelle Perrier (Various Artsits), Vincen Beeckman, et Kasper Demeulemeester qui se sont emparés des collections pour les détourner, les compléter, les réorganiser, les humaniser et y faire pénétrer toute la force de leur poésie ou de leur humour.
Parfois aussi ils les ont instrumentalisées afin de dénoncer des problématiques actuelles de nos sociétés, telles que la précarité des personnes en exil, l’invisibilisation des femmes dans l’espace public.
TAMAT
TAMAT, a, dans le cadre de l’exposition Border mis en scène un ensemble d’œuvres appartenant à ses collections permanentes et ayant un lien tenu ou distendu avec la notion de frontière. Plusieurs pièces présentées ici sont des drapeaux, qui abordent le concept d’état-nation, et donc d’identité nationale : drapeau remis dès l’indépendance belge à la Ville d’Ath pour sa participation au triomphe de la Belgique, oriflammes issus des déconstructions de drapeaux par Edith Dekyndt, drapeau communautaire « reconstruit » par Jacques Lizène.
Autres attributs lié aux conquêtes et aux mutations des limites de nos territoires, outils traditionnels des états-majors : les cartes.
Sébastien Laurent détourne les grandes cartes scolaires tendues au fronton des tableaux noirs, supports de nos apprentissages et renomme les différents territoires qui y figurent au moyen de stéréotypes. Une vision corrosive, fruit d’une longue collecte de préjugés, grinçante et qui questionne notre rapport aux autres… une vision drôlement caricaturale du monde faisant écho aux premiers atlas illustrés avec des « Africains en pagne » et des « Chinois aux chapeaux pointus ».
TAMAT et Intersections ont aussi invité le plasticien Olivier Reman à mener une recherche autour de tapisseries plus anciennes du musée. Ses questions l’ont inévitablement amené à évoquer le passé colonial de la Belgique, indissociable de son émergence et de son développement. Son travail délicat mis en scène en clair-obscur au cœur d’un cube, semble mettre en balance une accumulation de petit cranes humains, crochetés de fils noir-jaune-rouge et une couronne, édifiée au départ du même matériau. Un lien noir-jaune-rouge indéfectible entre la Belgique et les grandes étendues autour du bassin du fleuve Congo, une histoire commune, inextricablement entremêlée, où la prospérité des uns se fit au prix de l’écrasement des autres.
Au Musée des Beaux Arts
L’artiste Raffaella Crispino, invitée à développer une intervention autour de l’incroyable histoire du périple de l’œuvre «l’Abdication de Charles Quint », de Louis Gallait, a elle aussi créé un drapeau flottant dans le cadre de « Border ».
Un pavillon conçu comme un appel à (re)découvrir toutes les propositions faites par l’artiste au sein du musée à « plan de tortue » sous le titre «Open Field». Au premier abord, une parenthèse douce et lumineuse donc, des « champs ouverts » et des voyages contrastant avec les frontières hermétiques abordées dans d’autres lieux.
Le Musée des Beaux Arts prend ici les allures d’un jardin d’Eden, peuplé de plantes, de semeurs, de semences, de femmes fleuries… mais le propos de Raffaella Crispino est aussi celui d’une artiste féministe, humaniste et écologiste qui dénonce par le biais de ses propositions, la colonisation, l’attaque à la résistance des femmes à la progression des rapports capitalistes, la privatisation des territoires, la destruction des écosystèmes.
Un ensemble d’installations d’une grande cohérence qui répond parfaitement aux lieux, aux collections et leur histoire… et puis l’exquise opportunité de s’immerger dans la délicatesse des œuvres d’Henri Ottevaere, Fernand Khnopff, Jean Delville, choisies par les Conservateurs du musée pour soutenir les propositions de l’artiste invitée.
Un voyage urbain
Pour accompagner les flux des passants et du fleuve qui quadrillent la cité, un ensemble de mâts ont été érigés en ville. Ils jalonnent votre parcours de 60 drapeaux, issus des Editions Bruno Robbe et des collections World Wild Flags et World on Flags (commissariat Daniel Dutrieux).
Tantôt rangées en bataillons, tantôt isolées, ces œuvres souples, faites d’étoffe déchirent le ciel et le colorent pour attiser le regard, inviter à la rêverie ou au questionnement.
Elles emmènent dans leurs tournoiements aléatoires les pensées des regardeurs, les font glisser lentement sur le dos du fleuve qui les emporte vers son estuaire et les recrache ensuite dans l’océan, les unissant aux espoirs formulés par tant d’autres, anonymes, prostrés de l’autre côté de la méditerranée et aspirant à rejoindre une civilisation plus douce, plus juste.
Un flot d’activités
Pour animer et enrichir la triennale Intersections de nombreux moments prendront la forme de conférences, ateliers, concerts, visites, stages, etc. Au total ce sont pas moins de 20 événements qui émailleront la triennale, et il sera en outre possible de réserver des visites guidées des différents lieux associés tout au long de l’été.
On vous invite à être attentifs à l’atelier d’écriture qui démarre le 28 juin et sera animé par notre collègue Christine Mordant (animatrice auprès du Secteur Education permanente et Jeunesse).
Un atelier, 4 jours pour, (s) écrire, (se) parler, (se) raconter, (se) découvrir soi, l’autre et le Musée du Folkore et des imaginaires, bien sûr, autrement, par le biais d’activités, de mises en situation individuelles ou collectives qui invitent à l’expression créative. Un moment ouvert à tous, et gratuit, sur réservation.
Christine nous a confié plus d’infos au sujet de l’atelier qu’elle animera.
« J’inviterai les participants à choisir individuellement au sein du Mufim 1 ou 2 œuvres « Frontières ». Je leur proposerai de partager leur choix, et d’écrire sur ces objets. Je souhaite que l’atelier soit émaillé de d’activités participatives citoyennes qui nous confrontent à nos limites et celles des autres, qui soient prétexte à faire connaissance. Lors de nos rencontres, nous aurons aussi l’occasion d’avoir le privilège de faire connaissance avec certaines pièces exposées commentées par Jacky Legge et Jeanne Delmotte, qui sont les chevilles ouvrières de la triennale. Et, si les participants marquent leur accord, leurs textes feront l’objet d’un guide illustré (photos des œuvres choisies et textes ) mis à la disposition du public le temps de la Triennale. J’envisage aussi une lecture entre amis et public choisi le vendredi 1er juillet…. Mais le maître mot pour moi sera, comme toujours, le plaisir des gens, avec les gens ! ».
.
.
Vous l’aurez compris Borders est typiquement le genre d’événement que la Province de Hainaut aime encourager : vecteur de connaissance, de découverte, d’échange, interrogeant et critiquant le monde qui nous entoure, porteur de valeurs humanistes. Nous vous convions à rejoindre la belle cité de Tournai pour observer les réflexions des artistes et vous émouvoir, tout en apprenant énormément de choses grâce aux outils de médiation qui vous seront livrés gratuitement dans tous les lieux que vous visiterez (carte, guides du visiteur).
Rendez-vous sur le site d’Intersections pour programmer votre découverte !
Infos et réservations : info@triennaleintersections.be ou www.triennaleintersections.be
DU 18 JUIN AU 11 SEPTEMBRE 2022
Merci à Jeanne Delmotte, Chargée de production et de communication auprès d’Intersections pour son accueil, sa patience 🙂 et ses précieuses explications !
Daisy Vansteene, Chargée de communication pour Hainaut Culture