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Candice Breitz est une artiste née en 1972 en Afrique du sud, sous le régime de l’apartheid. Après avoir étudié dans des universités sud-africaines et Etats-uniennes, elle a au lendemain des événements du 11 septembre, choisi de vivre et travailler en Europe, et est depuis quelques années installée à Berlin. Les conditions de vie liées à son enfance au coeur d’un régime raciste et suprémaciste blanc ont profondément marqué son travail artistique. Sensibilisée à la manière dont les médias ont pu soutenir le maintien d’idées structurant l’apartheid telles que le développement différent entre des catégories de personnes selon les critères liés à leur groupe racial, Candice Breitz questionne régulièrement les notions de blanchité, de droit des personnes plus faibles et les dérives liées la force d’action de la culture de masse.

(c) BPS22
La vaste exposition que lui consacre le BPS22 est une première en Belgique. Elle offre au public la possibilité de découvrir toute la complexité et les nuances de ses réflexions, en présentant des oeuvres plus anciennes qui font échos à des pièces d’une brûlante actualité. Engagée dans un militantisme sans concession, l’artiste remet fermement en question les rapports de forces actuels à travers ses installations. Avec humilité et empathie elle n’oublie pas d’être sincèrement autocritique quant à ses propres jugements qu’elle sait phagocytés par son statut de femme blanche. Avec la proposition Off voices, Candice Bretiz nous donne accès aux voix des personnes marginalisées, qui sont souvent minimisées voire inaudibles. Elle y excelle en exposant dans les musées et galeries les récits des personnes qui sont habituellement décrédibilisées en étant catégorisées comme des criminels. En se faisant l’amplificatrice de toutes ces personnes ostracisées, et en croisant leurs histoires avec son récit personnel, l’artiste ambitionne une plus grande justice sociale.
Too Long, didn’t read
Lorsqu’on balaye le lourd rideau qui s’ouvre sur la salle Dupont plongée dans l’obscurité, on est projeté dans une sorte d’immense salle de cinéma qui rejouerait sans cesse la même comédie musicale. Une projection dynamique et rythmée, anime le mur où apparaissent des protagonistes vêtus tantôt de combinaisons oranges, tantôt de vêtements sombres. Tour à tour, ils se déplacent, chantent des protest songs, prennent la parole, agitent des pancartes rehaussées de slogans, tandis qu’un jeune garçon orchestre l’ensemble de ce curieux ballet en scandant un récit qui bondit et rebondit vigoureusement.
L’installation qui se déploie magistralement est accompagnée d’un dispositif sonore puissant. Elle souligne les dérives de la simplification extrême des discours et du refus pour certains de prendre le temps de se poser pour murir une réflexion, à l’air du scrolling et des fake news. Elle est une dénonciation de l’inébranlable suprématie blanche et de cette forme de crédibilité sous-jascente facilement accordée aux paroles de personnalités riches et célèbres. Elle montre aussi comment parfois, une intention de défendre une cause à coup de notoriété (qui régit le clickbait, traduisez l’appel à clique) peut créer plus de tort qu’autre chose, si l’on ne se soumet pas à une analyse nuancée des tenants et aboutissants d’une problématique. L’oeuvre est une critique très argumentée des revers du fétichisme de la célébrité.
Dans ce film minutieusement monté et intitulé TLDR (too long didin’t read) Candice Breitz met en scène une série de travailleuses du sexe qu’elle a rencontrées en Afrique du Sud. Le film qu’elle a réalisé autour de leurs revendications est d’une certaine manière le second volet d’un travail plus intime né autour d’événements qui ont suivi la mort violente en 2013 de Nokuphila Kumalo, une jeune travailleuse du sexe. Cette femme, assassinée par le célèbre artiste Zwelethu Mthethwa, était mère de trois enfants. Suite à sa mort, un mouvement de contestation a secoué la communauté d’artistes féministes dont fait partie Candice Breitz et le groupe de personnes défendant les droits des travailleuses du sexe, SWEAT (Sex Workers Education & Advocacy Taskforce), après que la National Gallery qui organisait une exposition consacrée au mouvement féministe ait décidé d’exposer des oeuvres du peintre inculpé pour le meurtre en question. C’est suite à cette ébullition et aux contacts que Candice Breitz a pu avoir avec les membres de SWEAT, qu’est née l’idée de créer une installation vidéo exprimant toute la complexité du sort des travailleuses du sexe.
Avec TDLR Candice Breitz nous invite à décrypter, en marge des mass medias traditionnels, un événement qui s’est déroulé en 2021, en donnant cette fois la parole aux personnes qui n’ont à l’époque pas été entendues alors qu ‘elles étaient les premières impactées par les prises de position qui s’exerçaient dans les sphères du pouvoir. De manière très didactique, presque naturelle, le récit que nous livrent les militants dont les silhouettes oranges (la tenue des criminels emprisonnés en Afrique du sud) exultent d’un fond noir, relate le parcours chaotique d’un projet de résolution porté par Amnesty international pour défendre les droits des femmes travaillant dans la prostitution. On comprend alors comment des stars de cinéma ont été instrumentalisées par de mouvements conservateurs, racistes et chrétiens, tandis qu’elles pensaient défendre les droits des femmes, tout cela parce qu’elles n’ont pas pris soin de s’informer de manière fiable et indépendante sur le contexte de la résolution portée par Amnesty International, sans doute parce que les textes étaient « trop long à lire ».
A l’étage, dans la continuité de cette oeuvre au ton faussement léger, on découvre un volet plus documentaire. Cette sorte d’archive du tournage de la comédie musicale condense les artefacts du projet et offre une approche intime des protagonistes de TLDR pour les extraire de la fiction et les ré-ancrer dans une réalité palpable. Des interviews individuelles amènent une dimension totalement universelle au travail de Candice Breitz, en nous révélant le quotidien de ces femmes, leurs difficultés, leur cheminement leurs aspirations, leur militantisme mais aussi leurs rêves et leur humour.
En revenant sur leurs parcours, l’artiste démontre à quel point ces femmes ont besoin de voir leurs droits reconnus comme n’importe quelles autres travailleuses, au lieu d’être exclues et considérées comme des criminelles, ostracisées et régulièrement abusées par la police. Souhaitant nous confier des fragments de vies de toutes ces personnes que la société conservatrice et puritaine invisibilise, elle nous montre combien leur existence est entremêlée de moments semblables à ceux que nous traversons mais aussi d’instants tragiques, injustes, d’une extrême violence. Prendre le temps de les écouter, c’est comprendre l’extrême urgence de leur cause, la précarité dans laquelle elles sont rejetées, c’est aussi mettre un visage sur toutes ces personnes qu’on nous force à ignorer. C’est enfin dire le nom de ces milliers de femmes qui chaque année, sont battues, violées, abusées, assassinées dans la plus grande indifférence, « #SayHerNames », pour les faire exister.
Cet axe archivistique de TDLR a à vrai dire vu le jour avant la projection musicale. Elle résulte d’un feed-back des militantes de SWEAT qui ont fait remarquer à Candice qu’elles trouvaient leur série d’entretiens un peu triste et ennuyeuse et lui ont demandé de créer cette forme plus dynamique et légère, pour sensibiliser le public à leur réalité.
Les fantômes de l’apartheid – Ghost séries
Une oeuvre de jeunesse, qui suscite toujours la polémique, mais que l’artiste continue à revendiquer et à montrer dans la mesure où elle lui permet de témoigner combien une certaine forme de déterminisme aveugle les artistes. Se référant à sa propre expérience, elle essaie de comprendre comment alors qu’elle tentait de dénoncer l’apartheid et ses réminiscences, elle a pu blesser et donner le sentiment de vouloir répéter les abus et manquements envers la communauté noire sud-africaine.
Avec cette série de cartes postales touristiques détournées par elle, juste au sortir de l’apartheid en 1996, le public est confronté à la vision brutale de femmes qu’on aurait tenté d’effacer maladroitement du paysage, en recouvrant leurs silhouettes caricaturalement racisées, au moyen de tip-ex. Ces cartes postales surannées attachées à des pratiques de promotion touristique coloniales, qui montrent des jeunes femmes d’origine africaine posant lascivement dans des tenues dénudées renvoient à une vision totalement fantasmées par les blancs des « bons sauvages ». Elles continuaient d’être exhibées dans les années 90 au sein des échoppes des lieux touristiques sud-africains.
Ces mises en scène grotesques orchestrées par des hommes blancs, avec ses figurantes ayant troqué leur jeans et leur coca cola contre un pagne et des attributs anachroniques montrent la volonté de maintenir l’idée ethnocentrée d’une blanchitude synonyme de progrès et de développement face à une civilisation « noire » inférieure, en retard sur le plan technologique…
Les images sabotées par Candice Breitz jugées trop radicales, voire offensantes pour les personnes qu’elle ambitionnait de défendre soulignent à quel point, même lorsqu’il dénonce, un plasticien reste conditionné par ses propres privilèges. Même si la série est jugée aujourd’hui par la plasticienne comme un travail de « baby artist », elle conserve après toutes ces années, un remarquable pouvoir de questionnement. Comme ici, accrochée aux cimaises d’un musée aux murs blancs et aseptisés, elle interroge la manière dont les collections des grandes institutions muséales conservent sans trop souvent se remettre en question, des trésors qui sont le fruit de pillages culturels ou des représentations d’une vision totalement édulcorée de la colonisation. Les murs immaculés, comme recouverts de tip ex, cherchent-ils à effacer une réalité historique qui dérange ? D’une certaine manière, ils « ghostent » une partie de leur public qui souhaiterait les voir évoluer pour aborder de façon plus critique la colonisation, les rapports nord-sud, le traitement des femmes dans l’histoire de l’art. Ce faisant, ces institutions culturelles dont le but est d’émanciper les citoyens en les éduquant et en les sensibilisant grâce à la création, renvoient leurs visiteurs au silence, à l’oubli, sans entamer aucun dialogue.
La narration comme arme
Digest est une installation d’une grande complexité qui aborde la question du pouvoir des femmes, mais aussi la force du story-telling et souligne comment la création jaillit souvent de la contrainte. Elle est constituée de 1001 petits tableaux qui sont tous des sortes de capsules scellées renfermant 1001 récits vidéos dont le contenu ne nous est pas accessible ou décrit.

(c) Leslie Artamonow
Partant d’une figure à laquelle elle accorde beaucoup de pouvoir – Sheherazade – Candice Breitz nous propose de nous interroger sur notre résilience et cette prodigieuse capacité que possèdent les humains à développer des trésors d’ingéniosité pour non seulement rester en vie, mais également donner un sens à leur existence. Selon son point de vue, partagé par de nombreuses personnes, l‘héroïne des contes des mille et une nuits est probablement l’une des premières féministes. Cette conteuse développe une stratégie afin de rester en vie face à son mari, le roi Schahriar qui, craignant d’être trahi, a pour habitude de faire exécuter ses épouses au lendemain de la nuit de noce. En lui racontant chaque nuit une histoire, mais en prenant soin de ne pas lui confier la fin, elle garde en haleine son mari qui la maintient en vie afin de connaître le dénouement des intrigues. Ce faisant, Sheherazade, qui ne dispose d’aucune arme si ce n’est son imagination, affirme le pouvoir dont dispose toute femme intelligente pour s’émanciper du rôle que lui impose son mari et plus largement le patriarcat.
La production de ces 1001 tableaux, renvoyant aux mille et une nuits a vu le jour dans le cadre du lock down imposé par la crise sanitaire du Covid. Candice Breitz a eu l’idée de travailler sur un projet en confiant à une dizaine de jeunes plasticiens le soin de créer chacun 100 compositions avec des moyens limités et des contraintes. Chaque assistant a reçu de la peinture noire bon marché et l’exigence de travailler sur un format particulier : celui d’une série de boitiers pour cassette vidéo. Chacune de ces pièces, observée de manière isolée est totalement différente de ses semblables, dans sa typographie, son relief et renvoie à des actions, puisque toutes font apparaître un verbe différent.
Chacune aussi évoque une histoire particulière. Dans son installation, Candice Breitz recrée une sorte de vidéothèque imaginaire, dont toutes les cassettes sont ordonnancées avec soin, rassemblées de manière à faire apparaître des thématiques, par associations d’idées. Ainsi organisées, elles forment de petits poèmes que les visiteurs peuvent réciter à voix haute. Comme dans la série « cocoon, stay home, infect, spread, trace, hill, rest… » qui renvoie au COVID19.
En choisissant de ne conserver qu’un verbe pour chacune des 1001 histoires, la plasticienne tente de nous convaincre que les récits que nous sommes capables de nous inventer sont beaucoup plus puissants que ceux que nous livre la culture de masse et ses blockbusters.
Cette oeuvre monumentale à géométrie variable, peut-être modulée de différentes manières, en fonction des lieux où elle est exposée. Composée de 40 fois 25 petits tableaux, elle permet à son autrice d’isoler systématiquement un verbe, le mille et unième élément. Pour Charleroi, elle a choisi le mot LABOUR, en lien avec l’histoire profondément marquée par le travail industriel et la mémoire ouvrière. Ce verbe, dans une autre acception, renvoie merveilleusement bien à une installation présentée sous la toiture vitrée du grand hall industriel. On abordera pour terminer cette oeuvre en particulier, mais d’autres pièces remarquables sont aussi à découvrir sur place jusqu’au 10 mai.
Du travail au travail
Dans le dispositif présenté sous forme de vidéos installées dans des cellules intimes protégées derrière un ensemble de tentures, le travail parle d’un pouvoir que seules les femmes détiennent : celui de donner la vie. Ici Labour évoque ce moment douloureux et un peu mystique qui précède la mise au monde des êtres humains par les femmes. Au coeur de Labour, le visiteur est amené dans une sorte de fiction spéculative. Puisque seules les humaines mettent les hommes au monde, Candice Breitz imagine, que dans un futur plus ou moins proche, elles pourraient se coaliser et décider de développer un protocole qui leur permettrait d’utiliser leur pouvoir à l’envers, d’extraire, de liquider, de dés-accoucher les humains coupables de féminicides, d’infanticides. Dans cette société matriarcale imaginaire, un conseil séculier nommé Secular Council of the Utopian Matriarchat (le Conseil Séculier du Matriarcat Utopiste), SCUM, viendrait remplacer les outils actuels de contrôle social inefficaces comme la prison et la police. Toute personne commettant des actes violents et injustes envers des personnes plus faibles se verraient confrontée à une sentence prononcée par le SCUM, celle du retour à l’origine, celle de son extraction. Car comme le précise l’artiste « quand une voiture ne fonctionne pas correctement, on la renvoie à l’usine, il faut pouvoir faire de même avec les humains qui dysfonctionnent et qui nuisent aux personnes faibles, fragiles, minoritaires ».

(c) BPS22
L’installation vidéo Labour constitue à la fois une sorte de laboratoire expérimental où Candice Breitz détaille le manifeste du SCUM mais aussi un outil de propagande destiné à recruter des femmes prêtes à utiliser leur pouvoir de donner et reprendre la vie, pour mettre un terme aux actes violents que soutient la société patriarcale actuelle.
On peut y lire le décret matriciel dont voici un extrait : » … Pour contrer les poussées de testostérisme, le Conseil séculier doit, de temps à autre, faire usage des pouvoirs d’extraction qui lui ont été conférés par Nos Mères er Leurs Mères. Nous n’exerçons leur mandat suprême que dans les circonstances les plus extrêmes : Inverser le Travail est le plus crucial de nos Devoirs…. «
En guise de démonstration, une série de vidéos que plusieurs femmes volontaires ont accepté de confier à Candice Breitz sont présentées individuellement aux visiteurs dans des alcôves. Le public peut y observer comment le travail préparatoire à l’accouchement, remanié dans le cadre du programme SCUM, concrétise le protocole de dés-accouchement auquel sont promis plusieurs dictateurs actuels, qu’on identifie par un anagramme de leur nom.
L’exposition OFF Voices fermera ses portes le 10 mai prochain afin de laisser la place aux oeuvres du photographes belge Hervé Charles.
Infos
BPS22 – Boulevard Solvay, 22
6000 Charleroi
+32 71 27 29 71 ou info@bps22.be
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