Clémence Godier ou la poétique des cannibales

Qui a peur des Mangeurs de têtes ?

Débarqués au château Gilson par Clémence Godier, ils affluent eux aussi vers la Joyeuse Parade. Ce sont de curieux lutins aux coutumes étonnantes et des cavaliers inoffensifs en déroute. Ils sont venus nous conter le voyage en terres inconnues de l’intrépide Don Pulco, parti assister au mariage de son cousin Di Plumini. Durant son périple, ce héros maladroit croise donc la tribu des Mangeurs de têtes qui s’avèrent être les descendants d’anciennes espèces de fruits. Ceux-ci, après lui avoir croqué la caboche, lui en offriront une autre bien plus vitaminée et profilée comme un citron. Affublé ainsi de sa nouvelle tête d’agrume, Don Pulco assistera finalement aux noces de son parent après avoir vécu moult péripéties en compagnie de ses nouveaux amis.

Vous êtes intrigués par ces petits êtres anthropophages aux drôles de bobines et par leurs étranges acolytes à califourchon sur leurs montures ? Rassurez-vous, ils ne vous feront aucun mal, bien au contraire, ils vous donneront même une leçon d’amitié et de partage et quelques cours d’ethnologie burlesque si vous êtes attentifs.

(c) Clémence Godier

L’œuvre gravée de Clémence Godier illustre avec tendresse toutes leurs aventures, en nous révélant de nombreux détails sur ces groupes peuplant des territoires mystérieux. L’ensemble des scènes compose un duo de livres d’artiste édité en un unique exemplaire. Le premier volume se concentre sur l’aventure de Don Pulco en elle-même, tandis que le deuxième prend la forme d’une encyclopédie consacrée spécifiquement aux Mangeurs de tête.

En s’y plongeant on se prend rapidement d’amitié pour ces petits ogres aux mœurs déconcertantes, qui s’avèrent être des créatures tout-à-fait bienveillantes.

N’ayez pas peur, les Mangeurs de têtes sont des êtres merveilleux et plein de malice. En suivant Don Pulco, j’ai fait leur rencontre et découvert leur monde étonnant, nous souffle Clémence Godier

Naissance d’une artiste hybride

Les moyens d’expression poétiques que la gravure et le texte offrent à Clémence Godier, sont le fruit d’un cheminement progressif. Il faut d’abord imaginer la jeune pousse éclore en Normandie, se gorger du savoir multidisciplinaire que lui propose l’Ecole de Sèvres (Paris), avant de s’envoler vers Lorient et son Ecole européenne des Beaux-Arts. Une étape qui chatouille son imagination tout en l’abreuvant des techniques artistiques traditionnelles. Ensuite il y a un voyage Erasmus pour lequel elle étudie à l’Ecole de Recherche Graphique où son amour pour la capitale de la BD s’éveille. Elle entreprend un peu plus tard un master en Illustration à l’Académie des Beaux-Arts. C’est ainsi qu’elle s’enracine à Bruxelles, se découvrant une passion pour la gravure à l’Ecole des Arts d’Ixelles et commence à cultiver ses projets artistiques.

Le chemin animé de la création

Ce que j’apprécie plus que tout dans la gravure, c’est le côté un peu magique du processus. Au départ il y a une idée, un projet, qui bien souvent aboutit à autre chose, en raison des petits caprices de la technique. 

Lorsqu’elle s’inscrit à l’Ecole des Arts d’Ixelles, Clémence Godier envisage au départ de maîtriser la sérigraphie… mais finalement, elle y redécouvre la gravure et l’apprivoise petit à petit. Elle a une telle boulimie de créer des images qu’elle se met à en expérimenter toutes les formes. Parallèlement, l’imagerie des Mangeurs de têtes commence à germer en elle. La gravure se prête particulièrement à ses illustrations, puisqu’elles abordent un récit qui semble se dérouler dans une époque assez lointaine.

Ma technique préférée est la gravure sur Zinc. J’aime son côté résistant, brut et j’aime aussi le fait que ce matériau apporte son lot de petits accidents qui viennent enrichir le projet initial. Graver c’est entrer dans un autre rapport à l’illustration, qui n’est pas direct, mais qui se construit progressivement, c’est dialoguer avec un matériau qui a aussi quelque-chose à dire.

 

Une intarissable conteuse

Croiser Clémence Godier et ses créatures, c’est divaguer vers un ailleurs si généreusement rêvé par elle qu’il en devient palpable. La plasticienne est une artiste métissée qui pourrait être l’enfant cachée de Shéhérazade et de Claude Lévi Strauss. La première lui aurait transmis une prodigieuse imagination de conteuse, tandis que de l’autre elle aurait hérité d’une rigueur scientifique qui la pousse à disséquer les mondes imaginaires qu’elle révèle au travers ses estampes.

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours adoré raconter des histoires. J’inventais des récits que j’illustrais sous forme de BD. J’ai la chance d’avoir été baignée de culture par ma maman, dans des musées et expositions. J’ai toujours aimé écrire, j’y consacre du temps et aujourd’hui encore ma mère est ma correctrice. Mais je n’ai pas l’âme d’une romancière car selon moi, les images sont indissociables des mots, elles peuvent exister sans eux mais à l’inverse j’éprouve une sorte de manque quand je m’exprime uniquement à travers mes écrits.

Ce talent si précoce de raconteuse a peut-être bonifié alors qu’elle arpentait la campagne de Lorient et sa Bretagne bercée de récits magiques. Aujourd’hui, on ne sait si elle prend plus de plaisir à inventer des histoires pour les autres ou pour elle-même, tant elle semble imprégnée de ces mondes qu’elle façonne. Elle avoue d’ailleurs que l’épopée de Don Pulco et des Mangeurs de têtes qu’elle transcrit avec ferveur est devenue une sorte de refuge vers lequel elle peut aisément s’évader.

 

Une anthropologue de la fiction

L’épopée de Don Pulco aborde l’altérité et le soin que chacun peut prendre à apprivoiser l’autre. Cette possibilité d’explorer d’autres mondes est devenue une source intarissable d’émerveillement pour l’artiste, qui, ayant l’intention de les matérialiser d’avantage a donc entrepris une étude « fouillée et loufoque » des Mangeurs de têtes. Ce deuxième volet de son travail est également présenté au Château Gilson.

Pour ancrer son histoire dans le réel, la narratrice se met personnellement en scène puisqu’elle affirme avoir découvert des preuves tangibles sur l’existence des Mangeurs de têtes. À l’instar de Cervantes qui prétendait que les premiers chapitres de son roman Don Quichotte provenaient des archives de la Manche, elle se targue d’avoir eu accès aux carnets de voyage de Di Plumini qui aurait vécu un moment au contact de petits cannibales à tête de pastèque… Le voile léger à la frontière du rêve et de la réalité se déchire lentement, au fur et à mesure que les détails scientifiques étayant l’existence des Mangeurs de têtes sont amenés.

Evolution des Mangeurs de têtes issus d’espèces de fruits (c) Clémence Godier

Comme dans les journaux de voyage de Pierre Loti, tous les aspects dépeignant les découvertes de Di Plumini durant son séjour d’observation sont ici poétiquement illustrés. Les planches botaniques succèdent aux croquis anatomiques qui séquencent les phases de la métamorphose de ces joyeux descendants d’anciennes espèces de fruits. Cette fiction dans la fiction insuffle la vie aux personnages de papier car qui donc aurait pu inventer telles billevesées ? Non décidément, après tout si le père Noël et le monstre du Loch Ness existent, il en va de même pour les Mangeurs de têtes.

 

Une nomade spatiotemporelle

Clémence Godier est une grande globetrotteuse. On pourrait même la qualifier de globe-croqueuse tant elle aime retracer ses impressions dans ses carnets lorsqu’elle voyage. Le réel est pour elle une inépuisable source d’inspiration et pérégriner la nourrit à l’infini. Elle avoue que les idées fusent tout particulièrement au contact d’autres cultures, d’autres territoires.

Le fait de voyager libère des contingences quotidiennes et met en éveil tous nos sens, c’est quand je parcours le monde que mon esprit s’ouvre le plus spontanément à la nouveauté et que les idées me traversent sans que j’ai besoin de les y inciter.

Carnet de voyage, Malaisie (c) Clémence Godier

Les explorations qu’elle mène sont aussi des voyages dans le temps. L’artiste semble déconstruire l’histoire brutale des grandes découvertes grâce à l’allégorie de l’incursion tranquille menée par Don Pulco. Elle ressuscite un monde du passé, comme ce « pays lointain » si cher à Marguerite Yourcenar, pour composer d’autres récits pacifiques autour des contacts entre les cultures. Et si au lieu de détruire tout sur son passage, l’explorateur avait pris soin d’écouter l’autre, de le comprendre, de lui offrir sa substance et de s’enrichir de ses pratiques ?

Avec ce projet j’avais vraiment envie de changer de perspective, de souligner les connexions pacifiques entre deux mondes qui découlent ici sur une histoire d’amitié. Dans ce conte, qui aborde d’une certaine manière l’histoire du colonialisme, je voulais proposer de questionner l’image que l’on a de l’autre, la possibilité de vivre ensemble en s’organisant un peu, sans que personne ne domine, sans chef, sans morale aussi. C’est une forme d’utopie bien sûr, partie d’une historiette qui abordait simplement la rencontre entre deux univers que j’avais illustrée par 12 images… Mais j’étais tellement frustrée par le résultat que j’ai décidé de poursuivre ce chemin créatif, pour en arriver à la conception de ces 2 livres. Ce projet se prolonge et grandit en moi. Je me prends à imaginer tous les détails de cet univers, ses coutumes, ses légendes, ses objets d’art, ses coiffes, etc… Je peux le faire vivre indéfiniment.

Clémence Godier. « Incapécia – vase oukoulou ». Eau-forte et aquatinte / Imprimeur Bruno Robbe

Passionnée par les objets ethnographiques, la plasticienne fonde le rêve de pouvoir un jour offrir une troisième dimension à l’épopée de Don Pulco. Son souhait serait de la présenter au cœur même d’un Musée d’Art et d’Histoire, au moyen d’objets factices tels que les vases narratifs, recettes rituelles et planches botaniques illustrant ses livres. Elle imagine un dialogue de la tribu des Mangeurs de têtes avec les sections consacrées aux Aborigènes et aux Papous par exemple.

 

Autour de l’exposition

Une édition originale

Le Centre de la Gravure et de l’image imprimée propose à la vente « Incapécia – vase oukoulou » qui marie eau-forte et aquatinte et est issue des presses de l’atelier de Bruno Robbe.

Dimensions 50X50 cm (20 tirages – prix de vente : 85 €)

Bruno Robbe et Clémence Godier (c) CGII

Le bal des cannibales

Dans le cadre de l’exposition, Clémence Godier animera un stage qui s’adresse aux enfants. Il y sera question évidemment de la tribu des Mangeurs de têtes. Elle envahit cet été les rues de La Louvière. Mi‑hommes, mi‑fruits, ces drôles d’énergumènes sont joyeux et inoffensifs. Les enfants partiront à leur rencontre et créeront ensemble une tribu qui s’inspire du monde végétal pour créer des êtres fantastiques. Au programme, phytogravure (avec des végétaux), gravure et étude de danses traditionnelles et cris de joie …

Réservation : +32 (0) 64 27 87 21

edu@centredelagravure.be

Clémence Godier est animatrice au service éducatif du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée (c) CGII

Infos

 

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La Joyeuse Parade est organisée dans le cadre de la Biennale Artour du Centre culturel du Centre (Central).

Vernissage le dimanche 25 juin à 11h

Ouverture au Château Gilson le jeudi, vendredi, samedi et dimanche, de 14h à 18h.

Expo du 29.06 au 10.09.2023

Centre de la Gravure et de l’Image imprimée

Rue des Amours, 10

B-7100 La Louvière

+32 (0) 64 27 87 27

 

 

 

Daisy Vansteene, Chargée de communication pour Hainaut Culture

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