Jusqu’au 7 janvier 2024, Laurence Dervaux a installé son laboratoire sensible au sein des salles du BPS22, Musée d’art de la Province de Hainaut. La plasticienne y invite les visiteurs à se livrer à une expérience originale en les conviant à palper toute la fragile beauté de leur propre substance. Elle leur propose une traversée originale qu’elle ponctue d’un ensemble de dispositifs questionnant le paradoxe de la vie, puissante mais éphémère.
Le corps rassembleur
Laurence Dervaux est née en 1962 à Tournai. Elle s’intéresse depuis ses tous premiers travaux au corps humain et particulièrement, au départ, à celui de la femme. Formée à la gravure, elle est diplômée de l’ESA Tournai où elle préside l’option Peinture, recherches picturales et tridimensionnelles. Adepte de l’expérimentation, elle mène de nombreuses recherches en lien avec les propriétés physiques des matériaux (dosage, capillarité, évaporation, etc) pour créer des cycles autour de l’évocation symbolique de notre anatomie.
Ce terrain corporel, elle l’affectionne particulièrement, parce qu’il est un dénominateur totalement universel. Avec poésie, Laurence Dervaux invente de nouvelles formes de représentations. Elle transfigure la matière, pour la faire entrer en itération et créer des cycles tangibles, souvent quasiment imperceptibles.
Convoquer l’évanescence
En s’extirpant des voiles qui drapent l’accès aux premiers espaces colonisés par la réflexion de Laurence Dervaux, le visiteur accède à une obscurité habitée par 17 protagonistes constitués d’eau, de verre et de lumière. Ils ont envahi l’ensemble du hall qu’ils baignent de leur transparence colorée. La colonie silencieuse et flottante suggère la présence de 17 entités ébauchées par leur essence aqueuse. Près d’une tonne de liquide frémit au cœur de cette installation nommée La quantité d’eau contenue dans 17 corps humains. Une matière apparemment au repos mais pourtant animée subtilement pour qui sait prendre le temps de la contempler. Elle est repartie dans un ensemble de réceptacles en verre qui se combinent pour ériger des silhouettes.
Chacune est captive d’un cycle perpétuel, au sein duquel, l’eau circule au goutte-à-goutte, dans un insaisissable flux. L’élément aqueux s’anime, il est en vie. Pour en révéler toute la beauté, Laurence Dervaux a imaginé un truchement de miroirs qui projette sur les murs les grandioses soubresauts de l’or bleu bousculé par chaque gouttelette qui le frappe. Cristalline, la matière se pare des couleurs propres aux fluides corporels : mordorées, ambrées ou cramoisies. Elle esquisse ses reflets décuplés sur les cimaises du musée et l’on se prend à imaginer ici, une grande mâchoire, là un petit poulpe joyeux.
Cette œuvre conçue spécifiquement pour l’exposition magnifie à elle seule le cycle vital. Elle est le préambule profondément immersif de cette première grande exposition monographique présentée dans un musée.
J’imagine le public qui pénètre au départ dans cet espace, sans prendre réellement connaissance de ce qu’il regarde. Je me le figure d’abord séduit par la magie des mouvements, des reflets et intrigué par toutes ces verreries, pour lire plus loin le titre de l’installation qui lui fait comprendre qu’il s’agit d’une évocation de l’eau contenue dans un ensemble de corps humains. Ces sculptures de verre aux proportions humaines j’aime penser qu’elles renvoient à la beauté et à la fulgurance de la vie.
Laurence Dervaux
Émerveiller le regardeur
En poursuivant son cheminement par l’ascension des quelques marches, le visiteur passe de l’ombre à la lumière. À l’étage, il foule le centre d’un dytique vidéo, qui de manière esthétisante, traduit la vitalité que cachent nos corps, formidables vaisseaux. Sur ces écrans apparaissent en boucle des vases chargés d’un liquide qui ressemble à la sève rouge des humains. Inlassablement ces contenants choient puis se fracassent au sol. C’est à nouveau la fugacité de notre passage en ce monde qui est ici allégorisée. La plasticienne nous rappelle à quel point la vie est précieuse et vulnérable.
Dans chaque œuvre j’induis la séduction du beau. Pour moi la beauté est très importante, c’est presqu’une matière avec laquelle je travaille. Elle est un prétexte que j’emploie pour attirer le visiteur. Une fois qu’il est sous l’emprise de la beauté d’une installation, il est frappé par une sorte de couperet qui lui rappelle sa propre fragilité et son inexorable finitude… Mais au bout du compte, la beauté est toujours là, c’est ce qui demeure à la fin de chaque cycle. Tout en parlant de la mort, je ramène toujours vers la vie. D’une certaine manière, je prends le contre-pied d’une vanité du 17ème siècle. En parlant de la mort, je souhaite éveiller la conscience du regardeur, le pousser à vivre pleinement, mais en faisant attention, à lui et aux autres.
Laurence Dervaux
Arpentant ensuite la mezzanine, le public peut embrasser d’un seul regard la troupe des 17 êtres liquides croisée plus tôt au rez-de-chaussée et qui semblent toujours en sommeil. Il mesure alors pleinement la complexité de cet écosystème qui s’étend sous ses yeux. Depuis 3 mois, de manière autonome et sans aucun moteur, l’installation génère ses extraordinaires fresques poétiques et impalpables, comme par magie.
Une plongée dans nos entrailles
Au cœur d’un ventre exalté, pétrifié dans le verre lui aussi, Laurence Dervaux présente comme de précieuses offrandes nos fluides corporels. Tous sont ici glorifiés, qu’ils soient traditionnellement nobles (lait maternel, sang, etc.) ou laids (urine, excréments). Scellés dans des flacons étanches qui stylisent des productions ou des organes humains, ils sont délicatement posés sur des stèles qui les révèlent étincelants.
Il s’agit d’un ensemble de pièces exécutées à quatre mains (ou presque deux bouches). La plasticienne a en effet sollicité pour ces œuvres l’expérience d’un artisan initialement spécialisé dans la production de flacons de verre destinés aux laboratoires. Après l’avoir longuement observé afin de percer les gestes qu’il mettait en œuvre lors du soufflage à la bouche, Laurence Dervaux a travaillé en tandem avec le maître verrier, pour qu’apparaissent ces précieux réceptacles.
Ici les liquides sont enfermés hermétiquement, ils sont inaltérables au temps mais dans chaque pièce j’ai pris soin de garder une sorte de bulle d’air. De ce fait, se crée une condensation, qui génère des gouttes, et donc une onde, un cycle, une vie. Cette vie, par la magie de la lumière, semble prête à s’échapper des grandes fioles si fragiles. J’aime renforcer cette impression de vulnérabilité en plaçant tous ces objets de manière à ce que le visiteur prenne conscience qu’il doit être prudent en leur présence. Il doit évoluer ici avec douceur, tout comme il doit être doux avec lui-même et ses semblables.
Laurence Dervaux
Une démonstration humaniste
Dans une grande cohérence, l’ensemble des œuvres présentées au BPS22 nous révèle aussi les valeurs chères à l’artiste qui veille toujours à être inclusive dans ses propositions. Qu’il s’agisse de nous sensibiliser à l’urgence de protéger l’environnement qui nous entoure ou de nous dévoiler nos similitudes, son modus operandi reste invariablement le même : attirer l’attention au moyen de formes gracieuses et attrayantes, pour ensuite nous énoncer quelque vérité pas toujours agréable à entendre.
Quels que soient nos apparences, nos ventres, nos os et nos fluides ne mentent jamais, ils nous rappellent combien nous tous, humains, nous sommes pareils. L’artiste aime à le souligner de manière touchante. Tantôt, en présentant les sublimes arabesques dessinées par la dilution de gouttes de sang appartenant à différents individus dans de l’eau. Plus loin, sa réflexion se lit dans la mise en scène de mains présentant différentes carnations et qui s’animent pour envelopper de fil rouge des fragments osseux, comme si elles essayaient désespérément de nourrir de chair des vestiges corporels.
Tous ces gestes éperdus diffusés sur un impressionnant alignement d’écrans dialoguent avec une série de crânes recouverts de terres et ordonnancés à la manière d’un nuancier de peaux humaines. Quelle que soit notre enveloppe extérieure, notre condition est la même et au bout du chemin il y a invariablement la fin de l’existence.
Prendre soin du monde
Préserver notre terre nourricière est une autre injonction de l’artiste, qui souligne que les ressources sont précieuses en révélant la force esthétique de simples grains de riz qu’elle élève au rang d’œuvre d’art, ou en composant une sorte de nature morte à la table servie. En lieu et place de mets délicats, contenues dans un ensemble pur et harmonieux de ramequins, des terres craquelées nous alertent sur l’urgence de préserver notre environnement victime d’une l’exploitation intensive.
Le dégradé des couleurs qui remplissent les bols fait écho aux ocres dont l’artiste a badigeonné les crânes pour souligner l’alliance inaliénable qui lie la vie à la terre. Toujours optimiste et bienveillante Laurence Dervaux ponctue ce voyage au cœur de nos entrailles par des respirations poétiques, en déposant comme toujours une éloquente beauté au cœur de ses propositions.
Qu’il s’agisse de la simplicité émouvante amenée par une fougère dont la frêle apparence ne trahit pas la prodigieuse capacité de résilience, ou bien encore de cet affable chant d’oiseau qui nous accompagne gaiement au cours de notre découverte.
Une pluie monumentale
Dans la grande halle du BPS22, Laurence Dervaux nous confronte une nouvelle fois à une occupation magistrale de l’espace. Une imposante série de formes oblongues et distendues semblent être entrées en lévitation, happées par la charpente métallique de l’édifice. Suspendu dans les airs à des hauteurs variables, l’ensemble de sculptures surprend par sa brillance et son emprise aérienne. Comme étirées et prêtes à atteindre leur point de rupture, ces gouttes rigides offrent une fausse impression d’élasticité. Le regardeur hésite entre l’envie de s’en approcher et la crainte de les bousculer car nombreuses sont les entités qui frôlent le sol, dans une position augurant un irrépressible fracas.
Ces grenats distendus sont maintenus dans les airs par un réseau de bandelettes qui ont l’allure fibreuse de lambeaux de chair. En leur sein, un imposant volume de liquide semblable à de l’hémoglobine reste captif. Ces 26 corps pourpres pendus aux poutres incarnent à nouveau un groupe d’êtres humains, chaque silhouette recelant la quantité moyenne de sang contenue dans un corps d’homme, de femme ou d’enfant.
Ces gouttes ont été faites entre 2005 et 2006, mais c’est la première fois que j’ai l’opportunité de toutes les montrer. Elles sont installées comme si elles venaient du ciel et chaque sculpture est un humain en puissance, avec ses 5 à 6 litres de liquide évoquant le sang. Ces liens qui les maintiennent, comme des pansements, des cordons ombilicaux sont d’une certaine manière le fil de la vie. Ce même fil que les trois moires mêlent, démêlent ou sectionnent est évoqué dans les vidéos présentées parallèlement à cette grande installation. Chacun ici peut se promener entre ces corps et être confronté à d’autres êtres, ou à lui-même, puisqu’il peut y observer aussi son propre reflet. Laurence Dervaux.
Last call !
Il vous reste quelques jours seulement pour traverser les halles du BPS22 et vous immerger dans ces mondes carmins d’une exquise beauté, alors ne tardez plus et réservez vos places en ligne sur le site internet du Musée. Attention, le musée fermera ses portes le 31 décembre mais si vous le souhaitez, vous pourrez aussi découvrir gratuitement l’exposition le 7 janvier, premier dimanche de l’année 2024. Optez pour des visites d’une demi-heure en compagnie de l’équipe de médiation ou réalisez une traversée guidée en compagnie de Laurence Dervaux, elle-même, (sur réservation exclusivement). Ne tardez pas à réserver, car comme vous vous en doutez les places sont limitées !
Dès le 10 février 2024, c’est ensuite l’artiste américain Banks Violette (1973) qui investit l’ensemble des espaces du BPS22 à l’occasion d’une exposition majeure qui marque le grand retour de cet (ex-)enfant terrible de l’art contemporain. Une quarantaine d’œuvres historiques, dont des installations monumentales, côtoient ses nouvelles créations, récemment réalisées avec la célèbre maison de mode Celine. Un moment à ne pas manquer et qui amorce une formidable 2024, année du centenaire de la naissance du mouvement surréaliste.
Infos
Nous huit milliard d’êtres humains, moins vingt-sept, plus septante le temps de lire ce titre.
BPS22 – Boulevard Solvay, 22
6000 Charleroi
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