Alors que l’exposition du Prix du Hainaut des Arts Plastiques 2024 vient d’ouvrir ses portes au MILL (La Louvière), saluant le travail de Robin Dervaux, lauréat de cette édition avec son merveilleux « champ d’étoiles », il nous semblait important d’évoquer, l’actualité d’une artiste, qui fût elle aussi récompensée par la Province, en 2013. Il s’agit de Priscilla Beccari, devenue membre du jury du Prix hainuyer et qui nous a confié ses impressions au sujet d’une collaboration surprenante, qu’elle a pleinement vécue au cours des derniers mois.
Durant quelques semaines en effet, sa savoureuse espièglerie était l’invitée des vitrines du 24, Faubourg Saint Honoré à Paris. Et si a priori cette adresse ne vous est pas familière, elle convoquera sans doute son cortège de fantasmes, lorsque vous saurez qu’il s’agit en fait du siège historique de la célèbre Maison Hermès.
Mais revenons sur la pratique de Priscilla Beccari, avant de retracer davantage le déroulement de sa complicité avec la prestigieuse maison de mode. Diplômée de l’atelier de Peinture de l’Académie des Beaux-Arts de Tournai, elle enseigne aujourd’hui au sein de cette institution. Depuis sa première reconnaissance lors du Prix du Hainaut, d’autres récompenses ont suivi et une décennie s’est écoulée, au cours de laquelle, la plasticienne a continuellement nourri sa pratique pluridisciplinaire.
Pratiquant le dessin, l’installation, la vidéo, la performance ou le chant, sans s’éparpiller ou diluer son propos, elle a au contraire remarquablement pu épaissir sa cohérente réflexion, en usant des vastes étendues offertes par chacun de ces médiums.
Le dessin, un cheval de bataille
Artiste polymathe, elle considère le dessin au centre de ses pratiques. Et il est vrai que l’ensemble de son travail est innervé par un trait spontané, légèrement abrupt et souvent malicieux. Les signes tracés par ses gestes invitent régulièrement le spectateur à s’interroger sur la condition humaine dans nos sociétés. Dans les compositions de Priscilla Beccari, les femmes sont souvent simplifiées à l’état de lignes parcimonieuses qui évoluent dans des décors paradoxalement omniprésents. Prostrées dans des pièces parées de sols ou de papier peint structurés, qui soulignent dramatiquement la scène, elles étouffent derrière d’épais rideaux, aspirées par un mobilier écrasant. Prostrées, elles semblent plus négligées que la tapisserie elle-même.
Les créatures aux corps non formatés qui habitent ses récits sont souvent hybrides, affublées de becs, de masques grotesques voire parfois même privées de leur tête, ce qui ne les empêche nullement d’essayer d’interagir avec leurs pairs ou leur environnement. Son exemplaire économie de détails nous propose un monde d’une grande sincérité, qui se joue des perspectives et détourne souvent les objets pour en faire des extensions humaines ou carrément les personnifier. À sa manière si personnelle, elle active un ensemble de codes admirablement maîtrisés pour capter notre attention. Bouleversant nos émotions, elle nous confronte à ses représentations faussement naïves pour susciter un trouble souvent mêlé à de l’amusement.
Tous les médias qu’elle explore témoignent d’un esprit impétueux. Pensons à ses installations qui mettent en scène le clone de sa paire de jambes s’évadant d’improbables valises ou pièces de mobilier qui les emprisonnent. S’extraire de ces entraves ordinaires et à priori inoffensives ne semble pas simple, tant le poids du quotidien parvient souvent à chosifier les femmes et donc les femmes artistes, évidemment. Nous avons aussi en tête cette photo la mettant en scène comme une piéta émue face à un jambon qu’elle enlace tristement. L’objet est investi d’une telle charge émotionnelle, qu’il n’est plus un simple aliment mais pour un instant s’élève au rang de chair endormie, d’une sorte de réminiscence de la vie. Parce que chaque vie compte.
Priscilla Beccari regarde le monde avec une franche impertinence, en produisant des pièces parfois brutes, nées de gestes impulsifs, comme lorsqu’elle laisse couler l’encre ou se superposer les traits de crayon sur le papier froissé. Elle s’empare de supports fragiles ou arrange des objets ordinaires, sans enjolivures inutiles et parvient très justement à truffer la réalité pour en dévoiler toutes les incohérences.
Quand se noue une évidente connivence
Du 11 septembre au 6 novembre donc, sous l’aura prestigieuse d’Hermès, l’artiste s’est insinuée derrière les fenêtres d’une vénérable institution en y amenant son attitude indomptable. De manière réjouissante et poétique, elle a pu distiller, sous la houlette d’Antoine Platteau, Directeur de la Décoration pour Hermès, sa salutaire drôlerie au cœur des vitrines du 24 Faubourg Saint Honoré.
Cette collaboration a pu voir le jour grâce à la Younique Galerie fondée par Mathias Bloch en 2005 et active aujourd’hui entre Lima et Paris. Cette dernière soutient la plasticienne depuis 2011, notamment avec des expositions personnelles ponctuelles. En mars 2024, l’entreprise sélectionnée pour la Drawing Now Art Fair a pu y présenter le travail de Priscilla Beccari. C’est à cette occasion qu’Antoine Platteau a découvert ses dessins et contacté leur autrice.
Nous avons pu nous rencontrer dans les quelques jours qui ont suivi. Le point de départ a été pour lui un dessin dont il a fait l’acquisition, et qui lui a particulièrement plu, il s’agit de l’échelle avec des souliers. Un travail que j’avais déjà eu l’occasion de produire sous forme d’objet et qui a été réalisé également en trois dimensions pour une des vitrines du magasin, nous confie Priscilla Beccari.
Lors des premiers échanges, Antoine Platteau informe la plasticienne de son attrait pour la malice, la transgression et la surprise qui animent ses œuvres. Dans la mesure où il dispose de toute liberté pour la mise en scène et la réalisation de ses propositions artistiques chez Hermès, le côté engagé de la plasticienne n’est en aucun cas un frein dans ce projet, au contraire. Il n’a jamais été question de la contraindre mais bien de lui offrir la possibilité de faire librement ses propres propositions.
A toute bride vers de nouvelles phantasmagories
Approcher l’univers d’Hermès c’est rejoindre un continent singulier, complètement hors normes, de par sa longévité, son ancrage patrimonial, les valeurs d’élégance et de savoir-faire qu’il accueille. Possédant son propre rythme, ses métiers, ses traditions, Hermès est une intarissable pépinière de rêves et d’histoires. Si vous en avez l’occasion, nous vous invitons absolument à parcourir la série de podcasts qui dévoilent les coulisses du Faubourg Saint Honoré, et présentent quelques figures remarquables qui œuvrent quotidiennement dans ce monument de la mode. Une de ces séquences donne la parole à Antoine Platteau, qui revient sur le fameux exercice du « Lever de rideau », qui scande le rythme des saisons « Hermésiennes ». Elle permet de cerner à quel point les douze vitrines du Faubourg Saint Honoré véhiculent un puissant onirisme.
Leur but essentiel n’est pas de faire vendre, mais de faire rêver, elles ne s’adressent pas aux clients mais à tous les passants, annonce Antoine Platteau dans le podcast Faubourg du Rêve consacré à son travail.
Il y compare la maison mère à une sorte de grand théâtre ouvert sur le monde. En prêtant ces espaces à l’imaginaire d’artistes, il s’agit pour lui d’y inventer des récits, en en présentant les protagonistes, principaux ou secondaires, en élaborant des décors, en dévoilant aussi parfois les coulisses. Cet ambitieux laboratoire artistique aux allures de fabrique de songes a notamment déjà accueilli les propositions d’Antoine Carbonne ou Guillaume Dégé.
L’intervention de Priscilla Beccari s’est orchestrée autour d’un scénario qui se nouait progressivement.
Mettant à l’honneur la maison mère, ses caractéristiques, son patrimoine, ses réserves avec ses boites d’emballage oranges, j’ai fait des propositions pour travailler les sols, les murs, la frise, les lampes de la maison Hermès. Les choses étaient amenées de manière très ludique par Antoine Platteau avec qui j’ai ressenti une vraie complicité, se souvient l’artiste encore émue par cette si riche expérience.
Elle confie avoir été comme submergée et remarquablement bien accompagnée par toute l’équipe sur place.
Au départ Antoine Platteau m’a évidemment fait découvrir l’immeuble, le musée Hermès et j’ai pu me plonger dans sa bibliothèque. Il m’a simplement proposé de dessiner, de rechercher, de m’amuser, en repartant parfois de certaines de mes recherches précédentes, comme par exemple en explorant les possibilités autour des cheveux, des objets chaussés.
Pour comprendre son bouleversement il faut prendre conscience de la cadence exigeante que nécessite l’opération des levers de rideaux. L’impressionnante machine à rêves doit être très précisément alimentée et réglée, afin de pouvoir déverser à l’heure attendue son flot trimestriel de magie. Les délais sont courts entre les recherches, la production, l’installation, la mise en scène et la révélation au monde de tous les prétextes au songe fabriqués par les mains artistiques. Si le voile a pu se lever le 11 septembre dernier sur les propositions espiègles de Priscilla Beccari qui a été sollicitée à la fin du mois de mars, c’est parce qu’Antoine Platteau et son équipe ont été mobilisés aux côtés de l’artiste sur ce projet durant tout l’été.
L’entrée en piste d’un conte farfelu
Le fruit savoureux de tout ce travail est un doux mélange de mignonnerie et d’élégance effrontée. Avec grâce, Priscilla Beccari a chahuté gentiment les entrepôts bien rangés de l’iconique établissement, faisant jaillir ici et là d’improbables créatures. Il y ces petits chiens chevelus parfois turbulents qui tentent de s’échapper avec de précieux bagages ou au contraire attentifs et blasés qui n’ont nulle envie de chasser mais préfèrent pavaner à Paris leurs poils soyeux. Dans la double vitrine, diptyque de ce drôle de récit, un cheval immaculé et élégamment botté a été apprivoisé par l’artiste. S’admire-t-il dans la psyché ou cherche-t-il à croiser les regards étonnés des passants ?
Comme dans la chanson de notre enfance, la « maison est en papier », recouverte d’un patchwork de collages, trompe-l’œil de murs cossus en moellons de carton. Les lampadaires grecs, caractéristiques de la maison Hermès sont eux aussi en vadrouille, ils ont gonflé comme de ballons de baudruche et ont migré vers la grande scène qui s’ouvre sur la rue. Les boîtes d’emballage oranges se sont démultipliées, singeant les coffrets de la pâtisserie Mendel’s du Grand Budapest Hôtel de Wes Anderson. Elles semblent prêtes à rejoindre la rue et sont de connivence avec le public, qui se voit projeté dans le lieu le plus intime du grand magasin : ses précieux entrepôts où sommeille le résultat du savoir-faire légendaire d’Hermès.
Aux parois devenues cimaises, on découvre un ensemble de dessins originaux de Priscilla Beccari. Ce sont de petites œuvres amusantes qui reproduisent des tableaux acquis par la famille Hermès. Ces scènes accrochées aux murs du magasin forment un incroyable patrimoine que la plasticienne s’est amusée à réinterpréter. On a envie de s’en approcher et d’y pénétrer pour partir au grand air en compagnie de ces colonies de chiens chaussés et de ces chevaux faisant du Houla up…
Malheureusement l’expérience éphémère est clôturée, puisque le rideau vient à nouveau de tomber sur les baies du Faubourg du Rêve. Elles s’éveilleront le 18 novembre, pour offrir une nouvelle parenthèse magique aux passants dans ce monde décidément trop triste et gris.
Réjouissons-nous car Priscilla Beccari quant à elle continuera de semer ses grains de malice, poétiques et engagés dans d’autres champs. Elle prépare plusieurs projets qui aboutiront dans les prochains mois et sur lesquelles nous ne manquerons pas de revenir.
En attendant, pour ne rien manquer de l’actualité de la plasticienne, ou pour replonger dans les images de cette belle épopée chez Hermès, on vous invite à vous abonner au compte Instagram de Priscilla et à arpenter son chouette site internet.