Tout cramer est le titre de l’exposition consacrée à Juliette Vanwaterloo au BPS22, parallèlement à la rétrospective d’Alain Séchas. La formule fusant comme un cocktail Molotov aux oreilles des visiteurs résonne jusqu’au 5 janvier prochain à Charleroi. Derrière cette injonction brutale, il y a la colère d’une artiste qui regarde le monde et son déluge de brutalité quotidienne, en face. Invitée par le musée d’art de la Province de Hainaut dans le cadre de l’anniversaire du Prix Médiatine dont elle fut lauréate en 2023, Juliette Vanwaterloo présente pour sa première exposition personnelle un ensemble de pièces liguées entre elles pour former une fresque dénonçant les dérives de nos sociétés asphyxiées, violentes et secouées par les injustices.
Piquée au fuseau de l’art textile
Née en France en 1998, Juliette Vanwaterloo est diplômée de l’Ecole Supérieure d’Art et de Design d’Angers et détient un master en Tapisserie – Arts textiles de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Si son questionnement artistique s’incarne dans les multiples techniques du tissage et de la broderie, il est aussi intrinsèquement lié à la pratique photographique qu’elle exploite dans le cadre de ses recherches. Au départ d’ailleurs, la plasticienne se destinait à cette discipline lorsqu’elle a rejoint l’école d’Art d’Angers, mais une fois sur place, au contact des outils et dès ses premiers workshops, elle est irrépressiblement happée par les possibilités que lui ouvrent les arts textiles.
Politiser les travaux d’aiguille
Dès 2018, ses préoccupations féministes se mettent à envahir les différents médiums sur lesquels elle œuvre. La broderie devenant pour elle un acte engagé et l’expression d’une lutte faussement silencieuse puisque les toiles tendues sur ses tambours se criblent de slogans libérant sa parole de femme artiste. Sous les doigts de la jeune personne arque boutée qui trace patiemment, munie de son aiguille, se mettent à crépiter des flammes qui envisagent de consumer le patriarcat. Les nœuds de ses tricots moelleux font sourdre un sang menstruel qui s’affiche fièrement au lieu de se camoufler maladroitement comme certains aimeraient qu’il continue de le faire…
En se concentrant sur ces thèmes, Juliette Vanwaterloo rejoint le sillon creusé par un ensemble d’artistes qui elles aussi ont détourné les techniques textiles où on cantonnait les femmes depuis la nuit des temps. Suivant l’exemple de ces figures courageuses qui progressivement ont investi les ateliers de peinture et de sculpture, formes d’expression artistiques réservées traditionnellement aux hommes, l’artiste participe elle aussi à la révolution féministe.
Révélant une sorte de filiation ou plutôt de sororité avec Annette Messager, Louise Bourgeois, Elaine Reichek, elle développe en 2019 de petites séries qui renvoient en quelque sorte à la tradition des abécédaires et autres ouvrages surannés, que les jeunes filles brodaient jadis pour témoigner de leur dextérité à copier rigoureusement les différents types de points ou à concevoir de mignons compliments. Mais la surface des draps et mouchoirs qui passent sous les doigts de l’artiste militante se voit fermement envahie par un réquisitoire riche, dont la teneur, sans appel, frappe le lecteur trompé au premier regard par une forme qui pourrait lui sembler lisse et résolue. L’apparence volontairement stéréotypée de ses recherches brouille le regard car elles ne sont définitivement pas l’œuvre d’une femme sagement recluse dans sa chambrette, cousant de manière inoffensive.
Revendiquant son craftivisme, l’artiste saisit des étoffes ordinaires qu’elle orne cyniquement de fleurs délicates, de patchworks chamarrés ou de petites saynètes et de lettres cursives. Elle les hisse ensuite aux cimaises pour métamorphoser ces chiffons familiers, objets inanimés du quotidien, en étendards intrépides. Investis d’un sens nouveau, ils témoignent de la force qui sommeille derrière chaque coup d’aiguille. En les regroupant sous forme d’installation, Juliette Vanwaterloo décuple leur véhémence.
Un combat holistique
S’inscrivant dans une mouvance éco-féministe, la plasticienne enrichit le registre thématique, abordant aussi les questions liées à la surexploitation des ressources et son implication sur la biodiversité. Un basculement remarquable s’exerce à la fin de l’année 2019, lorsque Juliette Vanwaterloo entreprend une série de petites peintures à l’aiguille, faisant écho au traitement répressif des citoyens manifestant impliqués dans le mouvement des gilets jaunes. Ces formats aux dimensions étriquées reproduisent des scènes d’une violence extrême.
Sidérée par la banalisation des mauvais traitements infligés aux manifestants dont les images affluent insaisissablement dans les médias, l’artiste décide de dénoncer les abus exercés par les forces de l’ordre, la déshumanisation des citoyens traités comme de dangereux criminels et le vote de lois répressives portant atteinte à la liberté de manifester et de s’opposer. Forçant le spectateur à marquer un temps d’arrêt, elle extrait du magma iconographique que dégueulent les écrans, des captures d’images qui témoignent des dérives en cours. Puis durant des heures, pour nous convaincre de les regarder plus attentivement, elle brode ces photographies sur des toiles, à l’aide de milliers de points et de nœuds colorés. Quand l’œil se fixe sur ces constructions méticuleuses et réalistes de fils et de fibres, la conscience fait enfin apparaître des matraquages de personnes prostrées au sol, des policiers en cuirasse qui opposent une force collective à des individus souvent isolés, des armes braquées, des mares de sang… Alimentant de cette façon le réseau copwatch, elle avertit, elle veille, elle montre.
Parfois, l’opacité des miniatures brodées cohabite avec la légèreté de pièces en dentelle aux fuseaux qui transcrivent de manière toute aussi franche que délicate, en relief et en mots une pensée insurrectionnelle. Dans ces structures d’une exquise complexité, l’artiste fait jaillir tantôt un véhicule de police incendié d’où s’échappent des flammes laineuses, tantôt des slogans qui dénoncent simplement : « la police tue ».
Une occupation plus large de l’espace
Comme pour traduire l’ampleur de son inquiétude et l’exigence politique de son travail, Juliette Vanwaterloo, qui aime visiblement expérimenter tous les supports, a également investi le champ du tufting, qui lui permet de réaliser des installations de volume plus important et lui offre une plus grande spontanéité de gestes. Fidèle à l’idée de traduire une réalité documentée par la photographie, elle utilise une fois encore ce médium pour définir les grands axes de ses compositions, utilisant tantôt ses propres images, tantôt des captures d’écran de vidéo amateur.
Mais dans un mouvement plus mécanique amené par l’usage d’un pistolet à tufter, la plasticienne s’accorde une plus grande liberté de représentation. Le récit qu’elle pique amplement à coup de laine sur ses toiles est de plus en plus riche et complexe, comme dans cette scène représentant une vue prise au lendemain des émeutes du 13 janvier 2021 à Bruxelles et qui présente à échelle humaine une vitre brisée d’un bureau de police, associée à un graffiti, l’abréviation ACAB (all cops are bastards). Reprenant les codes des artistes du street art, elle tague ses tapisseries. Dans ses installations, elle intègre d’autres matériaux modestes comme le plastique ou l’OSB qui contrastent avec le toucher moelleux des façades de tapis et les vitrines d’organza dont elle a pris soin de raccommoder les impacts de balles.
Déringardiser la tapisserie
Pour l’exposition présentée au BPS22 sous le Commissariat de Dorothée Duvivier, Juliette Vanwaterloo a produit une nouvelle grande pièce qu’elle présente pour la première fois, noyau d’une installation composée d’autres objets croisant les techniques. Dans cette œuvre très dense, elle a choisi de rassembler un ensemble de thèmes en lien avec l’actualité. Les violences policières y sont abordées aux côtés de la pollution marine, de la surprolifération des vols aériens dans un but touristique, de la crise migratoire et du sans-abrisme, de la destruction des zones protégées ou espaces naturels, de la bétonisation à outrance ou encore de l’épandage de pesticides.
La fresque s’impose au regardeur de par ses dimensions impressionnantes vis-à-vis des petites broderies qui lui font face, mais aussi en raison de l’intensité de ses couleurs et de ses détails. Il est impossible de détourner le regard de cette tenture touffue et chatoyante dont la douceur supposée détonne violemment avec le constat dramatique qu’elle dresse quant à l’état du monde.
Pour mieux capter nos yeux et les attarder sur ces enjeux, la plasticienne bombarde sa toile de centaines de mètres de fil qui ainsi combinés structurent un paysage de désolation. Par ce geste, elle nous invite à nous questionner, à voyager sur ce continent de fibres, pour prendre la mesure de la gravité de la situation et agir collectivement. Au pied de ce panorama consternant, sont placés quelques objets qui forment eux aussi un bien triste archipel : estafette de police et voiture de sport incendiées, bidons de pesticides renversés libérant toutes leurs substances nocives.
Face au flux hypnotique d’images que déversent sans cesse les médias qui disqualifient les activistes et occultent leurs cris d’alarme, l’artiste oppose des représentations qui interrogent la légitimité de la violence comme acte de résistance. Déjà la moquette du musée est prête à s’enflammer, bientôt la rue ? Juliette Vanwaterloo compte bien l’attiser ce feu turbulent et vivace, s’il est la seule issue vers l’égalité, l’équité, la liberté.
Après-demain
Après avoir été récompensée en 2021 du Prix de la Ministre de l’Enseignement Supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles, dans le cadre de l’exposition Tremplin organisée par BeCraft, du Prix Médiatine, du Prix artistique de la Ville de Tournai (prix international) et du Prix Art Contest en 2023, Juliette Vanwaterloo prépare une exposition qui se tiendra en 2026 au Botanique (Bruxelles).
Infos
BPS22 – Boulevard Solvay, 22
6000 Charleroi
+32 71 27 29 71 ou info@bps22.be
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