Abstract Records : une oeuvre organique imaginée par Tara D’arquian

« La danse est le plus sublime, le plus émouvant, le plus beau de tous les arts, parce qu’elle n’est pas une simple traduction ou abstraction de la vie ; c’est la vie elle-même » Henry Havelock Ellis

Pour qui pense ne pas y être initié, la danse contemporaine peut paraître insaisissable, alors qu’elle est sans doute l’une des pratiques artistiques les plus inclusives et universelles de par la liberté totale qu’elle accorde. Offrant d’infinies possibilités de constructions chorégraphiques, se structurant autour d’un corps libéré, cet art souverain ouvre un formidable espace d’expression et d’émancipation en créant des liens avec d’autres disciplines, telles que la musique, l’image, la littérature, etc. L’œuvre dont nous allons vous entretenir aujourd’hui est profondément porteuse de sens car elle s’inscrit parfaitement dans une aspiration de rupture avec un système dominant et qu’elle vise à rassembler les individus par le truchement de la danse contemporaine.

(c) Fields Are Burning Studio

« Abstract Records » est le nom du spectacle dont il est question. Nous avons assisté récemment aux répétitions générales au théâtre le Palace à Ath, et nous avons eu la chance d’échanger quelques mots avec la pilote de l’ensemble du projet depuis sa genèse : Tara d’Arquian. Ce faisant, nous avons pu l’observer durant une phase complexe et délicate de son travail, puisque ce soir-là il s’agissait pour elle et ses partenaires artistiques d’assembler en un spectacle vivant et puissant, le fruit d’un ensemble d’ateliers de danse, de chants et de percussions, menés séparément par près de 60 participants amateurs depuis quelques semaines déjà.

Des deux côtés la Manche

Derrière une silhouette légère s’ouvre un regard expressif et profond, Tara d’Arquian avance avec confiance, elle sait précisément où elle souhaite nous emmener avec cette création. La jeune femme est originaire de Tournai. Dès son plus jeune âge, elle a enfilé ses premières pointes chez Danse et Compagnie, puis elle a rencontré la danse contemporaine à l’âge de 16 ans, ce qui semble avoir constitué une expérience fondatrice pour elle. Pour s’en convaincre, il suffit de lui proposer d’évoquer son feu sacré né de l’art chorégraphique.

« Dès que j’ai découvert cette forme d’expression, j’ai compris que j’y étais destinée et à l’âge de 18 ans, je réalisais mon premier solo avec une équipe professionnelle. Attirée par le bouillonnement artistique de Londres, j’ai participé aux examens d’entrée de la Trinity Laban Dance Faculty (Greenwich) à laquelle j’ai été reçue. C’est dans ce conservatoire que j’ai pu étudier le mouvement, sa dynamique, ses infinies interactions avec l’espace, puis j’ai décroché une bourse chorégraphique qui m’a permis de monter mon premier projet, à Londres également, intitulé In Situ », souligne l’artiste.

Après avoir proposé plusieurs créations en Angleterre où elle a également enseigné au sein de la London Trinity Laban Dance Faculty, Tara d’Arquian s’est rapprochée de la Belgique depuis 5 ans. Sa recherche artistique mêlant philosophie et danse, questionne régulièrement le sens de nos vies, les interactions entre les humains, notre relation à l’univers. En refranchissant la Manche dans l’autre sens, Tara a créé à Bruxelles un laboratoire artistique : le Fields are Burning Studio.

« Il s’agit d’un studio de recherche et d’expérimentation artistique transdisciplinaire dont le cœur de la démarche repose sur l’urgence d’agir par l’acte artistique. J’en porte la vision artistique qui met le corps et l’humain au centre du propos ».

Cheminant dans les recoins de sa pensée, sa réflexion s’est nourrie au gré de son parcours de vie pour prendre au fur et à mesure de l’épaisseur et caresser de nouvelles ambitions, en se gorgeant de la matière amenée par d’autres protagonistes. Créer une expérience scénique évolutive, dans laquelle sa propre humanité frôle celle d’un ensemble d’autres intervenants, connecter un solo de danse intime et profond avec des sonorités musicales électriques ou tribales et des voix semblant jaillir de la nuit des temps, voilà l’ambition de son intention.

La genèse d’Abstract Records 

Les projets du studio ne peuvent se concevoir sans les apports d’autres corps, d’autres vies, et c’est précisément le cas de « Abstract Records » qui parle du cheminement de l’homme sur cette terre, de sa place au cœur d’une histoire qui se déplie autour de lui, entre lutte et résilience. C’est naturellement que le solo s’est mué en un quatuor. Un noyau formé par la chorégraphe et trois musiciens, évoluant comme une matière organique au contact des récits et sensibilités apportés par d’autres participants. L’ambition d’Abstract Records est de reprendre l’idée du Voyager Golden Record, un disque embarqué dans les deux sondes spatiales Voyager, lancées en 1977, servant de « bouteille à la mer interstellaire » destinée à d’éventuels êtres extraterrestres.

Voyager Records

« La forme est évolutive par essence. Son aspiration est de revisiter le Voyager Golden Record, avec une multitude de communautés et cultures et, d’offrir une perspective kaléidoscopique aux questions suivantes : L’Humanité peut-elle être synthétisée par une capsule temporelle matérielle et finie? Le corps dansant peut-il devenir un vaisseau vivant et évolutif pour incarner notre Humanité ? Le spectacle devient lui-même une capsule temporelle évoluant à travers le temps, les participants et les lieux ».

La première édition du spectacle a été présentée à l’opéra de quartier de Molenbeek (2021). La deuxième s’est déroulée à la Cité Miroir de Liège avec des jeunes de 12 à 35 ans ayant participé aux ateliers animés par le studio en septembre et novembre 2022. La troisième déclinaison s’est tenue au Palace à Ath le 3 décembre dernier. Nous avons donc assisté à ses répétitions qui ont suivi les ateliers qui se sont succédés entre septembre et décembre à Ath et Tournai.

« Abstract Records a pour dessein premier de mettre en lumière la vision erronée du monde qui pousse l’individu à adopter un sentiment de peur et de séparation vis-à-vis de l’autre. C’est par le biais d’un dialogue au-delà du verbal, par un dialogue transversal et poétique incorporant le langage du corps, du concret à l’abstrait, que nous cherchons à faire prendre conscience aux participants qu’ils font partie de leur environnement, que ce dernier n’est pas séparé d’eux. Nous avons le pouvoir de changer notre environnement, et par là même chacun est en mesure de transformer le monde qui l’entoure ».

Un assemblage évolutif

Ici la mémoire du corps intime se confronte à la mémoire collective, et dès les premières minutes, tous les participants interagissent lors d’un échauffement général mené par Tara d’Arquian. Elle invite chacun à prendre possession de l’espace, de son propre corps, à prendre conscience de ses faiblesses, mais aussi de sa capacité à être résilient et courageux, par des gestes réconfortants appliqués à soi-même. Puis commencent les interactions entre ces dizaines de personnes, pour la plupart étrangères les unes aux autres. Invité par la chorégraphe, chacun plante durablement son regard dans celui de tous les autres qu’il croise. Vu de l’extérieur, une formidable connivence transcende les pas, les gestes, les visages. Tous forment un magma de vie, bienveillant, respectueux, ils sont multiples et ils sont une seule entité, durant cette parenthèse, ils vont produire une harmonie collective, celle qui sublimera leurs individualités pour faire apparaître leur commune humanité.

Ce soir, parmi les acteurs du spectacle, on trouve des musiciens amateurs, des chanteurs, ce sont les membres des chorales d’Ath et le Chœur de Lessinnes et les demandeurs d’asile de la Croix Rouge à Tournai. Ici chacun apporte sa sensibilité, sa créativité, sa nature profonde pour écrire la partition éphémère et universelle d’une œuvre commune.

Evidemment des jalons sont posés, les participants ne sont à aucun moment livrés à eux-mêmes. Ils ont muri, en amont, la substance qu’ils livreront dans ce spectacle. Les chœurs ont bénéficié des conseils et de l’accompagnement d’Anita Daulne (ex Zap Mama), les percussionnistes ont travaillé avec Angelo Moustapha. Les gestes ont été déliés lors des rencontres avec la chorégraphe. Et puis, pour donner plus de nuances et d’unité à tous ces tableaux, il y a l’ossature apportée par Tara d’Arquian. Daniel Schmitz, François Legrain et Jérémy David sont les trois musiciens professionnels qui accompagnent cette odyssée.

« Notre projet vise à rendre visible les invisibles, à faire apparaître les liens qui nous assemblent tous. Parfois on se sent menacé de toute part, on pense que l’autre est hostile, mais nous faisons partie de lui, si nous prenons le temps de nous regarder attentivement, nous sommes tous les mêmes. Nous proposons aux participants de sortir de leur zone de confort, pour apprendre sur eux, sur les autres, pour évoluer aussi, nous avons confiance en eux et nous souhaitons de la même manière qu’ils aient confiance ».

À l’échauffement des corps succède celui des voix, organe premier, outil de communication universel, acteur de la respiration, du souffle de vie…les liens se resserrent, cela s’entend très distinctement lorsque les chants commencent à se murmurer.

Puis démarre l’enchaînement des différents tableaux répétés de manière isolées, Clément Goethaels, metteur en scène, assistant Tara d’Arquian prodigue quelques conseils, pour donner plus de profondeur, d’homogénéité et de porosité à tous les mouvements posés, à tous les sons produits… On assiste à la genèse d’une fresque collective.

Petit à petit, la danseuse et chorégraphe se mue en tisseuse, elle tend une trame entre toutes ces vies qui ont éclot aux quatre coins du monde, ce flux de sentiments et ces âmes imprégnées de multiples souvenirs bons ou mauvais qui se gorgent de poésie avec confiance. Les acteurs sont en mouvement, tels des navettes, ils agencent paisiblement une toile brodée de leur humanité nourrie de bienveillance, de partage et de respect.

 

La bande sonore et visuelle du « Abstract Records » se façonne dans ce moment suspendu où les visages des protagonistes évoluent de l’ombre à la lumière, se fondent dans un creuset de douceur et de générosité.

Le spectacle pourra être livré ensuite au public.

L’œuvre se métamorphosera quand l’épopée se poursuivra dans d’autres lieux car d’autres éditions sont programmées.

La prochaine représentation devrait se dérouler à Bruxelles, ce sera un autre moment, avec une distribution élargie à d’autres personnes, issues d’autres communautés, chargées d’une autre histoire à transmettre.

Pour en savoir plus sur la vie de ce projet

On vous invite à naviguer sur le site internet ou sur les Facebook ou sur Instagram.

On vous propose aussi d’écouter Tara d’Arquian évoquer son projet via les liens suivants :

Interview No Télé 2018

Séquence BX1 2021

Radio RCF 2022

Infos

info@fieldsareburning.com

https://www.taradarquian.com

 

 

 

Daisy Vansteene, Chargée de communication pour Hainaut Culture

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