L’œuvre pittoresque de Jacques Trovic se déploie jusqu’au 28 janvier 2024 sur les parois de TAMAT, sur une initiative commune de deux commissaires qui ont eu le bonheur de le côtoyer et qui savent à quel point cette exposition constituait un grand rêve pour lui. Cet heureux dénouement est le fait de Robin Legge et Bruno Gérard qui n’ont pas mis longtemps à convaincre la pilote du Centre de la tapisserie à Tournai, de la pertinence d’un tel projet.
Jacques Trovic était un artiste à part entière, dont le travail trouve naturellement sa place aujourd’hui au sein de nos salles. Sa personnalité et la nature de sa pratique textile m’ont immédiatement intéressée. Je suis par ailleurs convaincue qu’il s’agit d’un acte important pour notre musée, de présenter des œuvres d’art outsider au public, en les mettant en dialogue avec des pièces appartenant à nos collections permanentes, souligne Aurèlie Champion, Directrice de TAMAT depuis une année.
Une production foisonnante, puisqu’on estime à près de 400 pièces, l’ensemble des créations sorties du petit atelier de Jacques Trovic tout au long de sa vie. Un chiffre qui donne lui-même le vertige lorsqu’on tient compte de la surface imposante de la plupart de ses travaux d’aiguille (2,5 ou 3 m², parfois plus !). L’exposition n’ambitionne évidemment pas de présenter exhaustivement cette œuvre, mais plutôt de proposer un parcours qui souligne la grande cohérence du travail de l’artiste.
Passer de la pince à l’aiguille
En guise d’amorce à sa déambulation, le public est accueilli par La scène espagnole. Il s’agit de la pièce qui scelle véritablement une nouvelle destinée pour Jacques Trovic, lorsqu’il l’entreprend à l’âge de 14 ans. À cette époque, l’adolescent est privé d’école en raison d’une santé fragile et du trouble que semble causer son épilepsie à ses professeurs… Il grandit en France aux côtés de sa mère et sa sœur dans un coron de la commune d’Anzin, fortement marquée par l’exploitation charbonnière. Lorsqu’il décide de se lancer dans le projet au long cours d’élaborer cette importante broderie sur toile de jute, il s’est déjà essayé à d’autres formes d’expressions plastiques telles que le dessin, la peinture ou la mosaïque.
Quelques témoignages de cette courte vocation de mosaïste sont exposés dans les salles de TAMAT. Ils confirment son grand intérêt pour l’histoire et le folklore local, mais ne constituent qu’un infime fragment de sa production artistique. En raison des nombreuses contraintes liées à la mise en œuvre et au transport des tableaux de mosaïques, le jeune homme troque rapidement ses tesselles et sa colle contre de la laine et de la toile. Il met 2 ans à terminer cette Scène espagnole qui illustre beaucoup d’emblèmes de la péninsule ibérique.
Une toile à la hauteur de ses ambitions narratives
Lorsque le regard embrasse cette œuvre fondamentale, il est comme transporté dans un imposante hacienda parmi les danseurs de flamenco affairés à leurs mouvements. Immergés dans cet environnement de laine, les yeux oscillent entre une observation d’ensemble de tout un microcosme et une analyse des nombreux détails qui viennent rehausser le récit du conteur textile. Les roses rouges de la passion, les têtes de taureaux, les guitares et éventails, le panache des danseurs et la structure cossue de l’édifice qui accueille tous les personnages sont construits au moyen de toute une galaxie de points lancés. Ce travail illustre la profonde persévérance de son initiateur assez jeune à l’époque. Dès sa première exposition, l’œuvre lui offre une formidable reconnaissance, puisque qu’avec elle, il remporte un premier prix. Cette récompense le conforte dans sa décision de se consacrer exclusivement à l’art textile.
Des mains passionnément bavardes
C’est ensuite un prodigieux cycle qui se met en place, lors duquel à raison de près de 20 heures par jour, Jacques Trovic investit le séjour de la maisonnette familiale en y ouvrageant ses grands tableaux d’une manière tout-à-fait personnelle.
Jacques travaillait habituellement sur la table de la cuisine : un petit meuble qui devait tout à la fois servir pour le repas et pour son projet textile. Ne pouvant déployer entièrement toute la trame de son ouvrage, il brodait une sorte de masse repliée sur elle-même. Parfois il arrivait qu’il délaisse une pièce durant plusieurs années, ensuite il la reprenait là où il s’était arrêté, sans la dérouler. Un jour il annonçait l’avoir terminée et alors seulement on pouvait la contempler dans son ensemble, se souvient Bruno Grérard, membre de la Fondation Duhem.
Une vie invariablement dédiée à cette passion extrêmement exigeante, en termes de temps, de matières premières à rassembler, de gestes précis à exécuter, de l’attention à accorder à chaque pièce pour la voir progresser. Pour contrecarrer toutes ces contraintes, il travaille sur sa technique, décidant de croiser broderie et chiffons appliqués, à la manière d’un patchwork, au lieu de se résigner à produire de plus petites pièces. La démesure est intrinsèquement inscrite dans son intention : une infinité de sujets à exploiter, dans un panache de couleurs, et sur des supports prodigieusement vastes. Elle trouve son fondement dans l’inspiration qui semble ne jamais faire défaut à Jacques Trovic au cours de ses nombreuses années de broderie et de couture acharnées.
La profonde conviction de l’artiste est soutenue par des gestes spontanés mais sciemment orchestrés : découper tout d’abord un canevas de toile de jute, y dessiner ensuite à la craie ou au marqueur les premiers motifs, puis se lancer à corps perdu dans une nouvelle histoire qui exploite jusqu’au dernier souffle le flux de son imagination.
Une fabrique de bonheur avec des bagatelles
Comme s’il peignait à main levée, Jacques Trovic raconte une histoire du bout des doigts, à coup d’aiguilles, sans avoir préalablement établi d’esquisse pour chaque composition. Il couvre son support souple de pièces de tissus et de fils, pour représenter tantôt une scène simplifiée du quotidien, tantôt de grands rassemblements, eux-mêmes constitués d’une multitude de petits tableaux animés. Boulimique dans son expression, l’artiste accumule les détails, exploite chaque thème de la manière la plus exhaustive, allant jusqu’à donner au contour de chaque « tapisserie », le rôle de cadre historié, qui fait se poursuivre inlassablement sa narration.
Ses grandes toiles inondées de matières bigarrées hypnotisent le regardeur qui y dérive vers un ailleurs idéalisé. L’œil y devine un arsenal de matières : feutre, tissus, laine, lurex, boutons mais aussi des petits objets bijoux de pacotilles, chapeaux de poupées, tickets de métro, etc. Un langage saturé de formes et de couleurs qui donne l’impression de franchir le seuil d’un charmant caravansérail bouillonnant de vie.
Une joyeuse colonie de feutre et de chiffons
L’exposition de TAMAT est comme la préface d’un immense livre illustré par Jacques Trovic qui recense de manière encyclopédique tous les folklores, les métiers, les fêtes qui le touchent … En y évoluant, on devine que ce poète du fil a le pouvoir de concentrer le monde entier dans ses aplats de tissus et de laine. Un monde féérique, peuplé de personnages souriants qui dialoguent, s’amusent, rient même lorsqu’ils travaillent, bref sont heureux de vivre ensemble.
En 2001, dans un film de Jean Michel Zazzi intitulé le Monde de Jacques Trovic, notre protagoniste aborde de manière très émouvante son rapport au monde, et confie au réalisateur tout son désarroi face à la solitude. On ne peut s’empêcher de penser que s’il a donné naissance point après point, avec douceur et patience, à ces centaines de petits êtres faits d’étoffes et de boutons, c’est aussi probablement pour que son quotidien vibre des rires et bruits amicaux qui lui manquaient.
Et pour faire un peu plus partie de ce monde qu’il festonne avec soin, l’artiste représente régulièrement des tranches de vie comme s’il en était un acteur invisible, pris dans un huis clos. En témoignent les lettrages brodés en miroir sur Le Cordonnier, Le Cabinet d’architecture, Le Vétérinaire, La Boulangerie, etc. Dans ces scènes, personne n’est exclu, nous sommes tous du même côté de la vitre, pour former une communauté.
Parer l’humanité de plus jolies couleurs
C’est une avalanche multicolore qui s’abat sur les prunelles des observateurs, tant certaines « tapisseries » ont l’intensité d’un film en technicolor ! Le brodeur compose sa palette de fibres en glanant de multiples nuances sur les marchés au gré de son humeur. Pour combler le silence de son petit atelier improvisé, c’est au rythme de la télévision que s’exécute le travail. Ceci permet de documenter le projet textile démesuré, en nourrissant l’œil et l’oreille. La familière boîte à images ronronne à longueur de jours et de nuits.
À la manière du héros d’Hitchcock dans Fenêtre sur Cour, Jacques Trovic, est souvent isolé chez lui en raison de son handicap. Pour se distraire, il laisse en permanence cette lucarne entrouverte sur un monde qu’il représente ensuite dans certaines de ses créations comme La Corse ou Le Métro de Paris, etc… Piquer les contours d’une société plus douce dans une toile de jute, c’est déjà un peu y voyager semble nous dire l’artiste. Au cours de sa vie, il a heureusement eu l’occasion de s’évader parfois de la grisaille d’Anzin, en suivant la trace de certaines de ses « Tapisseries » parties vagabonder par-delà les frontières lors d’expositions.
Probablement d’un grand optimisme, Jacques Trovic lorsqu’il est cloitré dans son coron, allume de grands soleils lumineux et souriants, que l’on peut retrouver sur la plupart de ses fresques textiles. Leurs rayons piquants et citronnés symbolisent pour lui la joie de vivre et la bonne humeur. Voilà pourquoi il inonde de leur éclat le ciel des petits compagnons textiles qu’il aligne sur ses toiles de jute.
Ses soleils sont assez remarquables, d’ailleurs, Jacques expliquait que lorsqu’il commençait une pièce, il démarrait très souvent par ce premier motif, qui selon lui était sa véritable signature, plus que son nom cousu en toutes lettres, précise Robin Legge.
Le co-Commissaire a été chargé de l’inventaire des collections de la Fondation Paul Duhem. Durant ses travaux de recherche menés entre octobre 2016 et décembre 2018, il a pu étudier le travail de Jacques Trovic, tout en l’observant à l’œuvre au sein de l’atelier de dessin de la Pommeraie fondé par Bruno Gerard. C’est à cette époque qu’il a sollicité TAMAT en vue de voir entrer la pièce sans doute la plus autobiographique, qui illustre une scène d’école, dans la collection du musée soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Province de Hainaut et la Ville de Tournai.
Cette pièce, nous l’avons choisie aussi parce qu’elle est un témoignage de Jacques Trovic sur le monde qui l’entoure à une certaine époque, avec ses bancs inclinés, son poêle au charbon, ses encriers, etc. Elle a cette particularité de mettre en scène l’artiste lui-même qui s’est représenté exclus à deux reprises, muni d’un bonnet d’âne et dos à la classe dans la scène principale mais aussi de face en bordure. Elle porte le nom de Classe ancienne, mais un jour il m’a confié que cette toile, en fait, c’est lui qu’elle représentait.
Entrer dans la postérité
On se réjouit, de savoir aujourd’hui plusieurs de ses œuvres précieusement conservées dans les collections d’éminents musées tels que la Collection d’Art Brut de Lausanne, le Musée Et et Marge, le Musée d’art naïf à Laval, … Une pièce maîtresse de cette opulente production, longtemps délaissée par son auteur, appartient à la Fondation Paul Duhem. Il s’agit du surprenant Cheval de Troie produit par Jacques Trovic lorsqu’il avait 19 ans. Elle est présentée à TAMAT dans un astucieux dialogue avec des tapisseries appartenant aux collections les plus anciennes du musée.
Une composition aux couleurs extraordinaires, faisant intervenir un ensemble de protagonistes armés et masqués et menant pour une fois un combat. Le grand destrier rose, somptueusement paré au premier plan, en quelque sorte désavoué par son créateur, a été durant plusieurs décennies relégué sur les étagères du grenier. La raison de ce « bannissement » viendrait du fait que Jacques Troivc regrettait terriblement d’avoir employé un lambeau de tissu rose qu’il jugeait a fortiori pas assez viril pour un artiste masculin… C’est Bruno Gerard qui l’a exhumé de son tombeau de poussières, et prenant conscience de sa grande valeur artistique a proposé de l’exposer au BAM au sein de l’exposition MONSens Art Brut, dans le cadre de Mons 2015.
Aujourd’hui, grâce à cette exposition, le cheval et les soldats grecs de l’Odyssée paradent fièrement entre les croisés et Hercule, parmi les trésors patrimoniaux datant du 15è siècle qui illustrent la maestria des lissiers tournaisiens. Le travail accompli par Jacques Trovic est actuellement au centre de plusieurs recherches. Un documentaire réalisé par Francine Auger-Rey a vu le jour il y a peu de temps, sa projection est programmée à TAMAT. Robbin Legge et Bruno Gérard ont quant à eux le projet de produire une monographie sur ce personnage passionnant.
TAMAT nous a tricoté quelques activités en lien avec l’exposition
- Jeudi 23.11.23 : conférence par Baptiste Brun, enseignant-chercheur en histoire de l’art.
- Dimanche 03.12 à 14h30 : visite guidée
Anecdotes autour des œuvres de Jacques Trovic, par Bruno Gérard et Robin Legge : Entrée gratuite (1er dimanche du mois)
- Dimanche 07.01.24 à 14h30 : projection du film-documentaire Les solèls de Trovic de Francine Auger-Rey : Participation de 3,5 euros
Infos
TAMAT
Place Reine-Astrid 9
B-7500 Tournai, Belgique
Tél +32(0)69 23 42 85
info@tamat.be
Daisy Vansteene, Chargée de Communication auprès de Hainaut Culture